Mano Negra / Manu Chao
Fin des années 80, la scène musicale rock alternatif est en pleine ébullition en France : Garçons bouchers, Bérurier noir, Wampas entre autres foutent le feu à l’hexagone et dépoussièrent les étagères du rock français, qui se remet doucement de la séparation de Téléphone (non je déconne). Un bon coup de pied dans la fourmilière salutaire, ces mecs ont décidé de foutre le waï et de s’éclater (leur credo). Au milieu de tous ces énergumènes émerge une formation qui va faire date : Mano Negra.
Mano Negra est avant tout une affaire de famille, deux frangins, Manu (guitare et chant) et Antoine Chao (trompette et chant), et leur cousin Santi Casariego (batterie), et d’une bande de potes, plus ou moins permanents dans le groupe. Tous parigots pur jus, mais d’une grande mixité d’origine, les Chao sont d’origine espagnole par leur grand-père réfugié politique, combattant engagé contre Franco, qui marquera profondément Manu Chao. Cette mixité, on la retrouvera dans leur musique, où ils brassent dans un joyeux bordel, le rock’n’roll, les rythmes latinos, le flamenco, le jazz manouche, le reggae, ou la gouaille parisienne à la sauce Garçons bouchers ou Rita Mitsouko.
Un énorme bol d’air en tout cas, fin des années 80. Je me souviens d’une conversation après une soirée pas mal arrosée, avec ma petite sœur, où l’on évoquait les groupes marquants de ces années. Je citais U2, qui avait été pour moi un choc musical, ma frangine (pas de la même génération), me remettait en place vertement, en m’expliquant que les vrais purs et durs, ceux qui resteraient, laisseraient une trace (en tout cas dans l’Hexagone), c’était la Mano. À méditer.
La Mano est le rassemblement de musiciens de divers groupes : Hot Pants (1ère formation de Manu Chao), Wampas, Los Carrayos entre autres. Premier album coup de poing, avec un tube énorme « Mala Vida » aux sonorités très latinos, trompettes mariachis, sur un rythme de caisse claire, et chantée en espagnol. Une surprise dans le paysage français. « tu me estas dando mala vida, yo pronto me voy a escapar ». En gros, cela veut dire, tu me pourris la vie, je ne vais pas tarder à mettre les voiles. Règlement de comptes porté par une pêche infernale. Le morceau sera repris version salsa par la grande star du genre en Amérique latine Yuri Buenaventura. Premier coup d’éclat de la Mano qui marquait sa vraie différence, et son ouverture sur le Monde.
Tout le reste de l’album est un patchwork qui mélange toutes les influences subies par les membres du Groupe, chantées en espagnol, anglais et français, avec omniprésence des cuivres. De joyeux délires « noche de accion », « baby you’re mine », des sonorités plus rock au refrain plus proche du rap, « rock island mine », brassage de cuivres et guitares sur « indios de barcelona », ou morceaux plus cool comme « takin it up », qui s’envole sur une sonorité presque rockabilly. Une devise pour qualifier l’ensemble : l’envie de faire la fête. Un vrai cri salutaire qui allait secouer méchamment le cocotier.
L’album est produit sur le label de François Ladgi-Hazaro, Boucherie production. Le groupe n’est pas encore figé, chacun continuant ses propres aventures de droite et de gauche, mais Manu souhaite que le groupe se fixe et convainc tout le monde de se donner à fond pour la Mano. Suit une tournée en France qui va souder l’ensemble et colporter comme une trainée de poudre, le talent et l’énergie phénoménale dégagée par la bande de loustics.
Pour le si attendu et difficile cap à franchir du second album, changement de dimension oblige, car La Mano est en passe de devenir le plus grand groupe français du moment. Ils signent sur le label Virgin, certains diront c’est le début de la fin, mais c’est l’occasion pour eux d’élargir leurs débouchés. Le fait de chanter beaucoup de titres en espagnol, notamment ouvre les portes du marché hispanique.
Puta’s fever paraît en 1989. Cette « chaude pisse » creuse le sillon du premier opus avec bonheur et plus de maîtrise. Ils ne changent pas une recette qui fonctionne, mais l’élargissent avec des tires plus puissants. Ouverture résolument rock « Rock’N Roll Band ». « If you wanna dance, let’s dance, take a chance » hurlent-ils en chœur, et c’est parti à fond la caisse.
Le premier tube de l’album « King Kong Five » est un morceau plus funky qui deviendra vite un « must » interprété en concert. Hyper dansant, sur un rythme de claviers, emmené par une caisse claire hargneuse, chanté en anglais, clairement fédérateur et festif. Une vraie réussite ! L’album est une composition de sonorités très variées, mais à l’esprit très rock au sens noble, pas d’emphase, un son brut à l’énergie proche du punk, qui rappelle également The Clash.
« Soledad », « the rebel spell », « the devil’s call » très rock, animés d’une grosse énergie, alimentée par les guitares et les chants, démontrent la capacité du Groupe, à balancer un morceau qui laisse tout le monde sur le carreau. Cela fait penser à la concision et l’efficacité des Ramones. One, two, three, four, aucune fioriture et en 2 minutes, c’est torché.
La richesse de ce second album, c’est encore une fois leur capacité à mixer de nombreux genres, laissant la part belle au reggae, notamment sur le superbe « Peligro » qui raconte les dangers de l’Amérique centrale, incarnés par l’ingérence de la CIA. Citoyens du monde, engagés et responsables politiquement, c’est une des marques de fabrique de la Mano et bien entendu de son leader Manu Chao, qui est devenu le patron. On s’en doutait.
Le titre que je préfère peut-être sur ce disque est « Sidi H’ Bibi », chanson traditionnelle marocaine, interprétée en arabe, avec une magnifique intro à l’oud et aux percussions arabes. Mélange des sonorités traditionnelles des musiques du Maghreb et du rock. Magnifique réussite qui démontre encore leur faculté à réussir les « sauces ». A noter que dans notre belle contrée, le titre fut censuré par certaines radios, car une chanson arabe en pleine Guerre du Golfe, c’était mal venu ! Ça laisse songeur non ? Cabrones !
Influences fortes Salsa sur le titre « Patchanka », qui démontre la maîtrise acquise par l’ensemble après les mois passés à écumer les scènes. Allez, un autre pour la route, la superbe ballade « Guyaquil City », aux parfums exotiques, gorgée de cuivres chauds et de guitares langoureuses. Que pasa por la calle ?
Après cet album, la Mano repart sur les routes de France, de Navarre, et d’autres contrées. Une expérience pas tellement heureuse aux USA, en première partie de Mister Iggy, qui les laissera dégoutés, à la fois par Iggy et les US. C’est clair, désormais, ils sillonneront dans d’autres lieux plus proches de leurs délires. L’Amérique latine sera cette terre de prédilection, les entraînant dans de longues pérégrinations, à bord d’un cargo, avec la compagnie de théatre « Royal de Luxe ». Aventure épuisante, au cours de laquelle ils laisseront quelques compères en route.
Après l’enregistrement de « King of Bongo », très bon disque également, la prise de pouvoir quasi-totale de Manu Chao exaspère de plus en plus certains membres historiques. Une dernière aventure, longue tournée à bord d’un train en Colombie les laissera au bord de l’implosion. Les séances du dernier album studio s’étalent sur près de deux ans, et quand « Casa Babylon » paraît, le Groupe n’existe plus ou quasiment plus. Chacun est reparti vers ses propres aventures.
Ce rythme effréné mené pendant toute l’aventure Mano Negra, laisse Manu Chao exsangue, quasi dépressif. Un grand vide après une agitation incessante, qui a mobilisé toute son énergie durant près de dix ans. Manu s’accordera une longue pause méritée, et sillonnera les routes, à la découverture du continent sud américain, qu’il affectionne tant.
Citoyen du monde, comme il se revendique depuis toujours, Manu fait paraître en 1998, son premier album solo « Clandestino, esperando la ultima ola », concentré de ses errances dans le monde. Le clandestin qui attend la dernière vague. Retour apaisé, aux sonorités latines, album hispanique, compagnon de voyage qu’on peut trimballer partout en toute sérénité.
Il contient notamment un medley de deux titres avec « Bongo Bong », qui est une reprise du « King of the Bongo » (reprise d’une partie des paroles et de la mélodie) et « Je ne t’aime plus ». Ce single sera un gros succès et repris depuis par pas mal de monde, Robbie Williams (remember boys band) par exemple. Manu Chao s’amusera d’ailleurs sur tous ses albums suivants, à recycler quelques paroles, ou gimmicks de certaines de ses anciennes chansons : « Mr Bobby » et « Hemens » sur le suivant « Proxima Estación Esperanza » étant le parfait exemple de ce développement durable (mélodie de « Bongo Bong »). Sa marque de fabrique en quelque sorte.
Une nouvelle belle réussite sur cet album, la chanson « Denia » interprétée en duo avec le chanteur Idir, démontre une fois de plus, si besoin était l’ouverture et l’envie de partage de ce mec.
Voyageur infatigable, il poursuit sa quête, à son rythme, publie de temps en temps un album, qui n’ont plus ni la ferveur, ni la rage des anciens, mais le bonhomme est évidemment attachant et profondément engagé dans ses combats. Il continue de plus à écumer les festivals, donc si vous avez la chance de voir sur une affiche « Tonight Radio Bemba Sound System », ne manquez pas ça. Je vous garantie une belle soirée de fête, de partage et de plaisir !
Allez Manu et la Mano, à la vôtre les gars et belle fin du monde à tous !
El Padre